William Eggleston : Untitled, 1974

William Eggleston : Untitled, 1974 © Eggleston Artistic Trust

J’aime beaucoup cette photographie de William Eggleston : Untitled 1971-1974, pour ses couleurs, son cadrage et ce qu’elle raconte des Etats-Unis de cette époque. Il est difficile d’arrêter son choix sur une image de William Eggleston, tant nombre d’entre elles sont exceptionnelles et iconiques. C’est donc tout à fait subjectivement que j’ai sélectionné cette image qui pourrait s’appeler « Ford Torino » ou « New Generation » et qui de mon point de vue est assez représentative de ce qui fait la singularité de ce photographe, considéré aujourd’hui comme l’un des plus influents de la photographie contemporaine.

C’est lors d’une traversée de l’Amérique avec son ami Walter Hopps commissaire d’exposition que William Eggleston a pris cette photographie, à Los Alamos ville dont le nom est aussi le titre du livre réunissant les photographies prises à l’occasion de ce road-trip. Les sujets de prédilection du photographe s’inscrivent majoritairement dans ce qui semble banal, une sorte de quotidien visuel auquel on ne prête guère attention mais qui représente une Amérique iconique dont on aurait gratté le vernis. William Eggleston explore l’ordinaire pour montrer une autre Amérique, déshabillée de ses promesses, de ce qu’elle voudrait dire d’elle aux américains et au reste du monde. Il en fait le portrait avec autant d’attention et de soin qu’il ferait celui d’une personnalité importante. Il refuse l’idée d’une hiérarchie des sujets, c’est ce qu’il appellera « the democratic camera ». De la même façon, il fera le choix de la couleur, avec le procédé Dye- Transfert, à une époque où elle était plutôt l’apanage de la publicité, et donc considérée comme vulgaire, pendant que le noir et blanc régnait en maître sur la photographie d’Art. Ainsi William Eggleston photographie une Amérique dans toutes ses couleurs, il en fait le portrait avec la plus grande des libertés et une ironie dont je pense qu’elle reste teintée d’une certaine tendresse.
 


Voici une image assez frontale, dans laquelle pourtant aucun élément ne se trouve au centre. Elle pourrait presque évoquer l’idée d’un triptyque, tant elle est organisée autour d’éléments allant par trois. Les sujets, la voiture, et les deux affiches « New Generation » et « Ford Torino », blocs de couleurs dans l’image, accrochent le regard. Les plans avec la teinte neutre du bitume, l’imposant mur noir et le ciel bleu pâle, forment eux aussi un trio, et semblent être au service des sujets dont ils renforcent la présence par contraste. Au-delà de la circulation qui se créé dans l’image par les écarts de valeurs entre lumineux et sombre, couleurs et non-couleurs, c’est aussi la composition de la photographie qui en révèle le sujet, et donne sa force à l’ensemble. Chaque élément est à sa place presque comme si tout avait été placé volontairement et précisément. Or il n’en est rien, cette photographie de William Eggleston, comme le reste de son oeuvre, relève de l’instantané, il voit la dynamique des formes et des couleurs, les comprend et sait se positionner pour créer le cadrage le plus révélateur de ce qu’il souhaite montrer. Il dira d’ailleurs de son travail : « je suis soucieux d’organiser ce qui se trouve dans le cadre, dans le moindre détail ». 


Il y a dans cette photographie une énergie palpable dans la façon dont sont organisés ses éléments constitutifs. Comme un travail d’équilibriste entre le signifiant matérialisé par la voiture et les affiches publicitaires, et le vide tout autour, le dépouillement du reste de la scène, de cette rue déserte et sans vie, qui devient plus qu’un simple cadre et se fait acteur de la photo au même titre que le reste. C’est un dialogue qui se créé entre forme et fond, où chacun sert le rôle de l’autre. Tout est contraste, les pneus noirs sur le bitume usé par le soleil, le vert émeraude de la voiture avec son toit beige qui se détache sur le fond noir du mur. Et l’affiche d’un bleu délavé par le temps, illustrant une vitre brisée de laquelle surgit de l’ombre une typographie blanche, vient pour sa part, répondre aux teintes et aux contrastes de la voiture. Enfin le panneau publicitaire qui surplombe l’ensemble avec cette Ford Torino bleu roi sur fond jaune est aussi affaire de contraste. Dans cette photographie le regard est constamment baladé d’un élément à l’autre, les teintes claires sont en écho dans leurs gammes de beige et de jaune, les couleurs se répondent en vert et bleu, nous guidant dans la lecture de l’image avec un rythme qui lui est propre.

Il faut se souvenir, et je l’ai mentionné plus haut que cette photographie a été prise en 1974 à Los Alamos, ville où Oppenheimer effectua ses recherches sur la bombe atomique de 1942 à 46, soit environ 30 ans auparavant. Et c’est à se demander si Wiliam Eggleston, en faisant cette image, n’aurait pas vu là une belle occasion d’ironiser sur l’essor fulgurant de l’économie américaine, son hégémonie à l’issue de la seconde guerre mondiale, et sur le désormais célèbre « american way of life ». De fait, le photographe met en relation dans le même cadre une voiture garée, de type « muscle car », une affiche où les mots « new generation » en lettres capitales, brisent une vitre pour jaillir de l’obscurité, et une affiche publicitaire de la fameuse Ford Torino accompagnée de ces mots « really solid car ! ». A mes yeux, ces trois sujets, la voiture et les deux affiches sont des symboles particulièrement forts pour peu qu’ils soient replacés dans leur contexte géopolitique.

Quand je regarde cette photographie, ce que je vois en premier lieu ce sont les deux voitures, et je ne peux m’empêcher de faire le lien avec l’histoire de l’industrie automobile américaine et ses conséquences. Dès la fin de la guerre, l’industrie automobile américaine a pris la relève de l’industrie de guerre et a imposé les Etats-Unis en maîtres absolus du marché à échelle mondiale, amenant dans sa course, la majorité des pays à se repenser dans un nouveau mode de vie basé sur le « tout-automobile ». La voiture est devenue incontournable, elle est le symbole d’une victoire, de la réussite, et même de la liberté, elle est la nouvelle Amérique, elle est toute puissante. Et c’est ce que je lis de la photographie de William Eggleston, avec la représentation de ces deux voitures triomphantes régnant sur l’image, comme elles règnent sur une rue désertée de toute présence humaine.

Puis vient l’affiche « new génération » et son impact visuel, il y a une forme de violence dans la façon dont les mots, en blanc sur fond noir, s’imposent au regard, comme une explosion, ils font voler une vitre en éclat. Alors qu’on aime à penser que les mots « nouvelle génération » soient porteurs d’espoirs, ici l’espoir semble être présenté comme une rupture. Que comprendre de cette affiche si ce n’est que la « nouvelle génération », sort de la noirceur et n’arrive pas sans fracas, comme si elle naissait d’un combat avec une obscurité passée pour apparaître, lumineuse, en grande conquérante. De la même façon que l’Amérique moderne et triomphante, est née de la guerre et s’est révélée au monde dans sa toute puissance avec la bombe atomique, conçue à Los Alamos, où William Eggleston a pris cette photographie !

Enfin comme pour mettre un point d’exclamation à la photo dans sa composition, autant qu’à ce qu’elle raconte, vient l’affiche publicitaire qui domine la scène et qui représente la nouvelle Ford Torino qui remplacera peut-être celle garée à ses pieds, comme une nouvelle génération et qui s’affirme déjà comme étant : « solid ! ».
 


Je tiens à remercier « The Eggleston Art Foundation » pour son aide dans la préparation de cet article, qui a répondu très agréablement à mes questions et pour m’avoir procuré la photographie de William Eggleston présentée ici.
 


William Eggleston :

http://egglestonartfoundation.org https://www.instagram.com/egglestonartfoundation/ 


Vidéos :

Imagine - The Colourful Mr Eggleston (en anglais):

Douglas Sloan Director (en anglais): le fils de William Eggleston parle de son père et ses photographies:

 
 
Valérie Servant

C’est à 10 ans qu’elle est tombée amoureuse de la photographie, elle lui a promis fidélité, dans le bonheur comme dans les épreuves, ils vivent heureux et font beaucoup de photos !

Photographe d’architecture, de décoration intérieure, d’établissements touristiques, de culinaire et de portraits, ce qui l’anime c’est l’humain et son savoir-faire, ce qu’il fait et lègue. On dit d'elle qu'elle amène poésie et spiritualité autant dans les petits riens graphiques ou colorés qui nous entourent, que dans les personnes ou le monde qui la balade.

http://www.valerieservant.com
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