Mary Ellen Mark : Tiny blowing a bubble, Seattle, 1983

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En 1983 à Seattle, devant l’objectif de Mary Ellen Mark, se tient Erin Blackwell immortalisée sur le désormais célèbre cliché : « Tiny blowing a bubble ». Ce portrait est je pense l’un des portraits clés d’une longue série de photographies nous révélant une œuvre qui a commencé avec une très jeune fille, à qui le destin n’a pas vraiment souri, comme s’il n’avait jamais voulu lui accorder de ressembler ne serait-ce qu’un tout petit peu à ses rêves.

Tout le monde l’appelait Tiny, certainement parce que du haut de ses 13 ans, elle n’était pas bien grande et encore toute fine, à mi-chemin entre son corps d’enfant et son corps de jeune femme. Son vrai nom, c’était Erin Blackwell, et c’est elle qui a inspiré « Streetwise », le reportage photographique de Mary Ellen Mark qui raconte 30 ans de sa vie, mais aussi le documentaire réalisé par Martin Bell, l’époux de la photographe. La vie de Tiny, c’est une histoire qui ne commence, ni ne finit, comme un conte de fées, mais Mary Ellen Mark a immédiatement su qu’il fallait la raconter. Du moment où elle a aperçu pour la première fois la jeune fille, est née son envie de la photographier, puis de l’accompagner un peu plus, au fil des ans, témoigner d’elle et de sa vie, en images. Il est assez rare pour que ce soit remarquable qu’un photographe élabore une série de clichés à la fois sur un personnage et sur une aussi longue période. Et c’est en cela aussi que le travail de Mary Ellen Mark se distingue dans la photographie contemporaine. Et si le récit de la vie d’Erin fait sens au travers d’une lecture chronologique des clichés de Mary Ellen Mark, pour autant chacune des images réalisée par la photographe, chacun de ces portraits peut être apprécié indépendamment tant ils sont riches d’évocation, d’émotion, de discours, et témoignent tous de la personnalité magnétique de Tiny, une enfant-femme. 

Une jeune fille charismatique, singulière, étonnante, comme un petit bout de lumière au milieu du clair-obscur de la rue et de la vie que peuvent y mener des enfants livrés à eux-mêmes. Les trottoirs de Seattle vécus comme un terrain de jeu dont ils préféraient ignorer les dangers, où plus exactement peut-être, comme un espace de liberté qu’ils espéraient pouvoir dompter, maîtriser, et y vivre pleinement leur fureur de vivre. Et puis à cet âge comment se méfier de la liberté et de la ville, comment imaginer que la liberté soit autre qu’inoffensive. Il ne peut en être autrement quand on a 13 ou 14 ans, la liberté c’est beau, c’est la clé, et la ville c’est la vie. Abandonnés à leur sort par des parents absents ou démissionnaires ou dépassés, ces enfants là n’avaient, pour certains, pas de meilleure alternative que la rue, pour d’autres, ils avaient choisi d’être libres, d’y vivre, de vivre intensément, plutôt que d’avoir le sentiment de s’éteindre chez eux, au sein d’une famille qui n’en portait possiblement que le nom. C’est avec eux que Tiny partageait ses journées et parfois ses nuits, eux, et les clients... A ces âges là, arpenter les trottoirs de la ville avec les copains ce sont des jeux, parfois des querelles, c’est exaltant, c’est l’impression d’être libre et tout puissant, d’être déjà un adulte qui fait ses choix, qui contrôle sa vie et fait ce qu’il veut. Pour une enfant, c’est se maquiller un peu plus fort et se donner des airs de jeune femme afin de leurrer le videur, passer la porte de la discothèque et aller faire la fête, danser jusqu’à s’oublier. C’est fardée, devant une boîte de nuit, que Mary Ellen Mark a remarqué Erin la première fois, et a tenté de l’approcher, sans succès. L’adolescente intuitive et farouche, s’est échappée redoutant que la photographe soit une policière. Mary Ellen Mark a été marquée par sa présence en une vision pourtant fugace, elle se distinguait des autres enfants, elle avait quelque chose de si particulier que la photographe ne pouvait l’ignorer, au point de devoir la retrouver pour établir le contact, créer un lien assez fort pour que Tiny l’autorise à la prendre en photo.

Des prostituées, des proxénètes, des dealers, des drogués et des vagabonds, c’est ce qu’on dit des sujets que photographiait Mary Ellen Mark, pourtant tout cela est terriblement réducteur, comme si l’on pouvait résumer l’existence d’un être à sa seule activité, plus encore lorsqu’il s’agit de survie. Mary Ellen Mark a pour sa part vu des enfants désireux certes mais de vie, de sensations, d’émotions. Des enfants avec encore des rêves plein la tête. Et ce sont peut-être les rêves d’Erin qui faisaient son aura, une émanation si lumineuse que la photographe l’a immédiatement perçue. Avec le temps, les échanges et rendez-vous informels entre Mary Ellen Mark et Tiny se sont multipliés, assez pour que l’enfant confirme avec ses mots les sentiments que la photographe avait ressenti au premier regard. Tiny avait des rêves de petite fille, des projets, des envies comme celles de porter diamants et fourrures ou d’avoir son propre élevage de chevaux, sa passion. L’enfant aurait aimé être une dame, et c’est ce que Mary Ellen Mark a commencé à photographier en 1983 puis durant 30 ans, des rêves confrontés à une réalité toute autre incarnée en une jolie et captivante jeune fille, son ambivalence, l’écart qui se creusait chaque jour un peu plus entre ce qu’elle espérait et ce que la vie lui rendait. Mary Ellen Mark a photographié l’existence d’Erin comme autant de contrastes, de passages entre ombre et lumière, témoignant sensiblement de l’esprit d’une enfant qui croyait pouvoir maîtriser ses options alors qu’elle savait que finalement la vie en déciderait autrement. Car tout enfant qu’elle était, la demoiselle avait l’esprit vif et aurait pu, si son passé et ses choix ne l’avaient rattrapée, saisir les opportunités que lui apportèrent le succès du travail de Mary Ellen Mark et Martin Bell avec Streetwise. En effet, peu après la sortie du reportage de Mark dans Life magazine ainsi que du documentaire de Bell, Hollywood a proposé le scenario d’un film à la jeune fille devenue muse, mais celle-ci ayant abandonné l’école avant la fin de la 6ème et sachant à peine lire, les producteurs ont dû renoncer au projet. Le couple a aussi proposé à la jeune fille de l’adopter à condition qu’elle accepte de retourner à l’école. Tiny, a refusé et préféré poursuivre sa route, elle a continué de vivre comme elle l’entendait, déterminée, assumant ses choix, elle a connu la drogue et les centres de désintoxication, alterné ses allées et venues entre la rue et le foyer maternel, et est devenue mère de 10 enfants. 

Je viens d’avoir 14 ans et je m’habille comme une dame. Ce portrait de Tiny par Mary Ellen Mark résume avec force la personnalité de la jeune-fille, certains évoqueraient une femme-enfant tandis qu’à mes yeux ce serait plutôt l’inverse, l’idée d’une enfant qui joue à être femme. Un jeu pourtant dangereux à cet âge, que seule une aveuglante défiance autorise. Ce jour là lorsque Mary Ellen Mark est venue rendre visite à sa muse, elle était déjà habillée, apprêtée, elle avait soigneusement choisi une robe noire sobre et élégante, des gants noirs, un bibi dont la voilette vient envelopper le visage jusqu’au bas du nez. Quant à la résille de la voilette, ses mailles sont assez larges pour ne pas voiler le regard. Tout est là, le message qu’envoie Erin de sa personnalité tient dans ce qu’elle a choisi de porter et son attitude. La voilette nous laisse entrevoir son visage tout en nous en fermant l’accès. Elle représente une féminité derrière laquelle pourtant transparait encore l’enfant qui continue d’exister dans ce corps fragile. Comme si Tiny était déterminée à se montrer sous son visage de femme tout en essayant de masquer l’enfant qu’elle est toujours. Son regard est franc et pourtant ses yeux semblent encore plein d’une innocence enfantine. La voilette n’est pas assez longue pour occulter le bas du visage de la jeune fille, et de sa bouche sort une belle bulle de chewing-gum. Curieusement l’effet produit par cette bulle est inverse à celui de la voilette, et peut-être révélateur, du moins il témoigne de tout l’antagonisme sur lequel s’est construite la personnalité d’Erin. Car après tout, faire des bulles de chewing-gum est un jeu d’enfant, une femme quant à elle favoriserait le rouge à lèvres pour se mettre en valeur. Mais en ce qui concerne sa bouche, sur cette image, Tiny semble préférer la préserver et lui rendre les quelques moments récréatifs d’une insouciance et d’une innocence qui lui ont échappé du jour où elle a préféré la rue à un quotidien auprès d’une mère alcoolique. L’histoire raconte que cette image a été prise au moment d’Halloween et que la jeune fille souhaitait se donner des airs de prostituée française en arborant sa petite robe noire ce qui n’a rien d’anodin tant celle-ci symbolise un classique de la garde-robe originaire de l’hexagone. 

Mary Ellen Mark connaît la jeune fille et comprend chacune de ses postures, elle sait qu’elle est intelligente, sans faux-semblants, de leurs rencontres est né un véritable respect mutuel. La photographe sait que Tiny a délibérément choisi de se montrer de cette façon, et elle honore sa volonté en la photographiant tout aussi directement que la jeune fille se présente. L’image est donc frontale, c’est un portrait, en plan serré ou plan poitrine, avec Erin en son centre, droite, faisant face à l’appareil. La photo est au format paysage, elle est composée d’un arrière-plan flou de part et d’autre de l’adolescente qui, quant à elle, se dessine très nettement en premier plan. Derrière elle sur sa droite, et s’éloignant vers ce qui pourrait être un mur ou un portail, on distingue une route ou un chemin non entretenu sur lequel se succèdent des flaques d’eau reflétant un ciel gris. Toujours derrière elle mais à sa gauche on aperçoit une maison bordée de quelques arbustes. L’endroit semble déserté, abandonné, triste, et la jeune fille semble s’en éloigner, tant elle se détache dans son attitude de ce paysage presque désolant. La photographie est dans un noir et blanc présentant de très fines nuances de gris autant qu’une belle profondeur dans les noirs, et le noir de la robe d’Erin participe à mieux dégager sa frêle silhouette de cette rue qui semble sans issue. La tenue de la jeune fille contraste aussi par son graphisme, les lignes sont franches, nettes, géométriques, composées de courbes qui se répondent les unes aux autres, concaves au niveau du décolleté et convexes à partir de la voilette, suggérant l’idée d’un cercle invisible qui encadrerait le visage de Tiny. Tout comme le cercle que l’on retrouve au centre de l’image avec la bulle de chewing-gum et qui de ce fait devient le point d’accroche du regard sur la photographie.

Cette buIle de chewing-gum est ce qu’il reste de la part enfantine d’Erin et il est aussi une provocation, comme un pied de nez à la vie, à cette réalité désenchantée qu’est devenu son quotidien. Il est un bouclier et une ultime bravade, le témoignage de sa détermination à vivre comme elle l’entend quoi qu’il en coûte, à croire encore qu’elle seule a décidé de son destin et qu’en rien elle ne serait qu’une victime collatérale de la misère sociale, l’échec scolaire ou l’alcool et la drogue, la prostitution... Et surtout continuer à croire que la rue en laquelle elle pensait avoir trouvé refuge, ne la détruirait jamais.

Mary Ellen Mark : https://www.maryellenmark.com/

Tiny le film : https://www.maryellenmark.com/

Tiny : the life of Erin Blackwell, bande annonce : https://www.youtube.com/watch?v=rWbWUHFbICE

Streetwise, bande annonce : https://www.youtube.com/watch?v=MWhExsCeoqI

Tiny Revisited, Interview Mary Ellen Mark et Martin Bell : https://www.youtube.com/watch?v=9l137gN6KaE

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Diane Arbus : Lady Bartender at Home with Souvenir Dog, New Orleans, 1964

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Vivian Maier : Self-Portrait, 1954 - VM1954W02936-11-MC