Vivian Maier : Self-Portrait, 1954 - VM1954W02936-11-MC

Self-Portrait, 1954 VM1954W02936-11-MC.jpg

Au détour d’une rue, d’une vitre, d’un reflet, voici qu’apparaissent deux femmes, ou trois, ou encore et finalement, peut-être une seule femme, Vivian Maier. Avec Self-Portrait, cet autoportrait daté de 1954, la photographe brouille les pistes dans une image construite d’une multitude de reflets, mais dans le fond, ne serait-ce pas un peu les mille et une facettes de son art et un morceau de sa mystérieuse personnalité qu’elle révèle ici.

Vivian Maier est une photographe dont on ne sait que très peu de choses, on sait d’elle qu’une partie de sa vie était consacrée à son métier de gouvernante et l’autre, parallèlement, à la « street photography ». Au-delà, cette femme au caractère secret n’a jamais rien révélé d’elle-même, de sa relation à la photographie, autant qu’elle n’a jamais révélé au monde ses clichés. Et, de sa personnalité on ne sait que ce que les rares personnes qui l’ont côtoyée ont délivré : « Elle était excentrique, forte, opiniâtre, intellectuelle et discrète. Elle portait un chapeau souple, une longue robe, un manteau de laine et marchait avec une foulée puissante. Avec un appareil photo autour du cou chaque fois qu'elle quittait la maison, elle prenait des photos de manière obsessionnelle, mais ne les montrait jamais à personne. »  

La photographie de rue suppose généralement de se faire discret, de s’effacer, pour mieux capturer les scènes qui se présentent au gré des pérégrinations du photographe et devant son objectif. Que ce soit par sa personnalité, sa profession ou son allure, dont rien ne témoignait de son extraordinaire talent, Vivian Maier remplissait aisément une partie de ce contrat tacite, celui de l’invisibilité du photographe de rue. Et pourtant une grande partie de sa production photographique la représente elle, se rendant délibérément visible au cœur de ses images. On la voit dans des reflets de vitrines, de miroirs, de chromes, elle dessine aussi sa présence dans l’ombre portée de sa silhouette sur les sujets qu’elle saisit, elle ira jusqu’à utiliser son propre reflet pour révéler à travers lui, ce qu’elle photographie. Et c’est de cela en particulier qu’il s’agit dans ce cliché  de Vivian Maier : Self-Portrait, 1954.

C’est avec un Rolleiflex et son format carré que Vivian Maier a d’une certaine façon mis en scène cette vue. Et le choix de cet appareil photo n’est pas anodin. Certes il était l’un des appareils les plus utilisés de l’époque, mais il présentait aussi et dans le cadre de la photographie de rue, d’autres avantages. D’abord celui d’assurer une forme de discrétion au photographe, avec sa visée par le dessus, l’appareil se portait au niveau du buste, et une fois les réglages effectués, il était tout à fait possible d’appuyer sur le déclencheur en faisant mine d’être occupé à autre chose. L’autre avantage était qu’avec ce type d’appareil et de visée, c’était le photographe qui décidait d’avoir un contact visuel, ou non, avec son sujet. Sans contact visuel, là encore le sujet ne réalisait pas nécessairement dans l’instant qu’il était photographié, mais plus encore, le photographe se libérait aussi d’un quelconque lien, d’une interaction personnelle, avec ceux et celles qu’il était en train de fixer sur sa pellicule. Cependant avec le Rolleiflex, lorsque le photographe choisissait d’établir un contact visuel avec la personne qu’il photographiait, alors et à l’inverse des appareils reflex, le contact était direct et réel, les yeux dans les yeux. Vivian Maier a toujours judicieusement tiré profit de ce type de visée par le dessus, son œuvre compte autant de prises de vues « à la dérobée » que de prises de vues où il est clair que son sujet se savait photographié échangeant parfois un regard complice ou amusé avec elle, tant elle avait l’art d’approcher, littéralement, ceux et celles qu’elle souhaitait saisir.

« De toute façon, on se photographie soi-même quand on prend une photo » disait Denis Roche, ou encore et selon Nobuyoshi Araki : « Pour moi, la photographie c’est par définition se révéler à soi-même ». Il est un fait acquis, que quel que soit le sujet du photographe, c’est toujours lui-même qui est au centre de l’image, c’est toujours lui-même qu’il prend en photo, que ce soit en toute conscience ou non. Et le photographe de rue, même s’il est naturellement tourné vers l’autre, curieux de l’autre, révélateur de l’autre, n’échappe pas à cette règle. Vivian Maier en est à mes yeux l’un des plus illustres exemples, comme si, toutes ces autos-représentations qu’elle a réalisé visaient à incarner autant qu’affirmer l’omniprésence du photographe dans chacun des regards qu’il porte sur l’autre. Ainsi cet autoportrait de 1954 se présente réellement comme une fusion, celle de l’artiste et de l’objet de son image en symbiose, où la représentation de l’un autorise celle de l’autre et inversement. Comme si Vivian Maier s’autorisait à exister et se révéler en tant qu’être et photographe au travers de l’autre, tout en rendant l’autre tangible et manifeste, par elle, avec elle. 

Être par la photographie, entièrement... C’est ce que pourrait avoir été purement et simplement le choix de vie de Vivian Maier. Car rares sont les photographes qui se sont autant incarnés dans leurs propres clichés, et plus rares encore sont ceux qui se sont uniquement consacrés à l’acte de photographier sans jamais chercher à proposer leur vision au regard des autres. Le regard des autres pour Vivian Maier, celui qui importe, est celui qu’elle photographie, celui qu’elle regarde et au travers duquel elle semble aussi se regarder. Son œuvre pourrait être comparée à un puzzle, celui de sa vie, une représentation d’elle-même et de tout son être, construite par fragments de regards croisés. 

Je suis ce que je photographie, j’existe avec l’autre et il existe avec moi. Voilà ce que pourrait être le postulat de la photographie de Vivian Maier. Self-Portrait 1954 est une image que l’on pourrait contempler des heures durant, happé et fasciné par toutes les facettes qui la constitue, comme si l’on regardait dans un kaléidoscope. Il y a de la géométrie et des plans qui se multiplient, se répondent, interagissent les uns avec les autres, et pourtant rien ne bouge, plus encore, l’image par sa frontalité inspire le sentiment d’une indéniable stabilité. Vivian Maier maîtrisait incontestablement l’art du cadrage, ses photographies témoignent toutes de son habileté à déterminer exactement ce qui devait entrer dans le carré de son image et comment. Ici, il est question de symétrie dans la composition et d’équilibre des valeurs, et, la photographe en est l’axe central. Sa silhouette devient l’un des trois plans qui construisent l’image en parts égales. A gauche et derrière elle une voiture sombre dont les lignes se dessinent grâce aux reflets de la lumière sur sa surface lisse et brillante. A droite lui répond une camionnette qui se révèle de la même façon, sombre, lisse et brillante. Et puis, tout à fait au bord du cadre et en amorce on aperçoit une passante qui s’éloigne. Ces deux plans sont parfaitement identiques en ce qui concerne l’espace qu’ils occupent dans l’image et témoignent de la vitalité d’une artère New Yorkaise. Là où cette photographie prend tout son sens c’est par l’organisation complexe de ses plans dans la profondeur. En photographiant des reflets, ce qu’il se passe à l’extérieur et l’intérieur à la fois, ainsi qu’elle-même, Vivian Maier installe un décor qui sert un propos qui va bien au-delà d’une simple représentation de la rue, où d’un portrait à la dérobée, et elle donne une toute autre dimension à la « street photography ». Où se situe le premier plan, quel est le second plan, que voit on en premier ou en second, c’est certainement au cœur de ce questionnement que se trouve la clé de lecture de cette image, c’est peut-être même ce questionnement en soit qui détermine ici le propos de Vivian Maier. Dans Self Portrait 1954, l’œil n’a de cesse de faire des va-et-vient entre la silhouette sombre et graphique de la photographe, et les deux femmes qui se révèlent dans son reflet, en elle. Serait-ce alors une aberration que d’affirmer que le premier plan est ici invisible car il n’est autre que la vitrine qui offre à la fois transparence et réflexion réunissant en sa surface les trois femmes ? Le contraste veut que l’on remarque en premier la jeune femme dont la robe à carreaux noir et blanc se détache vivement à l’intérieur du cadre créé par le manteau noir de Vivian Maier. Puis naturellement, c’est vers la seconde femme, qui l’accompagne et s’adresse à elle que nos yeux se portent. Cependant et parce qu’elle est plus lumineuse dans sa tenue, la jeune fille redevient rapidement le centre d’attention et c’est alors que son regard nous ramène vers la photographe. La silhouette de Vivian Maier impressionne, par sa taille et sa stature. Ses deux pieds sont posés bien à plat sur le sol et ses jambes se confondent parfaitement avec celles des deux femmes. La photographe est coupée en deux dans sa hauteur par un muret agrémenté de plantes surplombant les deux femmes de la scène qu’elle est en train de fixer sur la pellicule. La moitié inférieure de son corps incarnant alors les femmes qu’elle photographie, tandis que la moitié supérieure lui revient, révélant ses mains, son appareil photo et sa tête baissée sur le viseur. Et voilà que cette image prend les airs d’un curieux dialogue où une femme regarde une jeune femme qui regarde une photographe qui, quant à elle, les regarde autant qu’elle se regarde au travers de son viseur et d’une vitrine. Il y a comme une mise en abyme qui se dessine au cœur de cette photographie où se fondent trois femmes en un seul corps et dont deux d’entre elles en sont conscientes. Toutes les trois coexistent alors non seulement dans un même espace temps mais surtout et en particulier sur un même plan, une même dimension, incarnées en une seule représentation.

Voir dans le viseur comme dans un miroir de soi. Ou comment une quête photographique, au-delà d’être le témoignage d’une ville et de ses habitants à une époque, serait aussi une quête personnelle. Le triangle formé par les trois femmes inspire véritablement la dynamique d’un dialogue qui se traduit par des regards, comme un fil d’Ariane, les reliant successivement de l’une à l’autre. Vivian Maier a été arrêtée par la vision de ce qui pourrait être une mère s’adressant à sa fille. Il n’est pas possible de déterminer ce qui a retenu l’attention de la photographe dans cette scène et à ce moment précis. Ce peut-être le graphisme qui se dégageait de l’ensemble, la lumière, le langage corporel des deux femmes, ou le regard de la jeune fille. La mère est un peu penchée en arrière avec les jambes croisées, et bien que l’on distingue à peine l’expression de son visage tourné vers sa fille, on a le sentiment qu’elle la réprimande, du moins c’est ce que révèle la posture de son buste qui semble indiquer un mouvement de recul. La jeune fille fait face à la photographe, ses pieds touchent à peine le sol, ses épaules sont basses et elle a les bras croisés, son visage est légèrement tourné à l’opposé de celui de sa mère, et son regard se perd loin devant elle. Ses yeux ont une expression qui pourrait relever de la tristesse, de l’accablement ou de l’inquiétude. Elle donne l’impression de regarder Vivian Maier, de la prendre à témoin ou de chercher quelque compassion, quelque chose ou quelqu’un à qui pouvoir se rattacher. On ne voit pas l’expression de Vivian Maier dont la tête est penchée sur le viseur de son appareil photo, et l’on sait qu’elle exprimait rarement ses émotions, elle ne les a jamais laissés paraître dans aucun de ses autoportraits. Pourtant ceux qui l’ont connue, les enfants dont elle s’est occupée la décrive comme une femme sachant se montrer chaleureuse, humaine, et pleine d’esprit. Les rares sentiments que l’on parvient à déceler dans ses autoportraits témoignent plutôt d’une forme de curiosité, comme le serait celle d’un anthropologue qui enquête sur ses pairs, à moins qu’elle n’enquêtât sur elle-même. 

Vivian Maier a très tôt été indépendante, sans liens profonds avec sa famille, ou quiconque dans une sphère personnelle. Les seuls liens qu’elle entretenait étaient ceux qui se tissaient avec les enfants dont elle avait la charge, qu’elle élevait comme une seconde mère et qui en retour la comparait volontiers à Mary Poppins. Les seuls autre liens qui semblent avoir rythmé sa vie étant alors les brèves interactions qui pouvaient se manifester avec un inconnu et seulement le temps d’appuyer sur le déclencheur. Cette indépendance, cette solitude sociale qui la singularisait quand il s’agissait qu’elle en soit la bénéficiaire explique peut-être une grande partie de son travail. Comme si elle s’était mise entre parenthèses pour mieux se tourner vers les autres, mieux voir. Captivée par l’humanité tout autour d’elle, Vivian Maier se retrouvait alors de cadrage en cadrage, d’expression en expression lui permettant de regarder sa propre humanité et de lui donner chair sur une pellicule. Dans Self-Portrait, 1954, c’est peut-être son propre regard qu’elle a vu dans celui de la jeune fille, c’est peut-être un instant de sa vie qu’elle a reconnu dans son viseur, un moment entre elle et sa mère, et finalement, un moment que toute jeune fille vit un jour ou l’autre avec sa mère. 

Vivian Maier : 

http://www.vivianmaier.com/

Trailer du documentaire « A la recherche de Vivian Maier » : 

https://www.youtube.com/watch?v=8ZoYG1kgMNo

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Mary Ellen Mark : Tiny blowing a bubble, Seattle, 1983

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