Backstage Julien PASTERNAK Backstage Julien PASTERNAK

Backstage: l’enregistrement du podcast à Fontainebleau

Je l’ai dit régulièrement ces derniers temps, après quatre ans à enregistrer le podcast dans le confort de mon salon, j’ai décidé qu’il était temps que, comme la photo, le podcast me fasse découvrir le monde.

Au lieu de faire venir les invités à moi, je vais donc aussi vers eux quand c’est possible, et dans le cadre de l’épisode 110 du Podcast, j’ai eu l’opportunité d’enregistrer un épisode avec Francesco au coeur de son sujet, la forêt de Fontainebleau, à une heure de route de chez moi.

Et quelle aventure… Sortir de sa zone de confort pour aller vers quelque chose qu’on ne connait que de loin, au delà de la découverte et de la nouveauté, c’est sortir de sa zone de confort et l’étendre un peu.

 
On oublie souvent, dans notre monde sur-dopé à la productivité, l’importance des moments plus calmes, sans obligations ni objectifs
 

Je suis arrivé sur place après une heure de route, pour une fois sans trop d’embouteillages (sortir de Paris le matin est plus facile que d’y rentrer), et ce petit temps de trajet serein m’a permis de méditer un peu mes questions, que j’avais préparé la veille. Avoir un petit break, seul en voiture avec un peu de musique pour se détendre, permet de mieux réfléchir les choses et d’en sortir de nouvelles, et une partie de la discussion que j’ai eu plus tard avec Francesco est née de ce petit moment de réflexion que je n’aurais pas eu si j’avais été à mon bureau, sur la brèche, attendant son arrivée. On oublie souvent, dans notre monde sur-dopé à la productivité, l’importance des moments plus calmes, sans obligations ni objectifs, ces entre-deux qui permettent de faire un point sans y penser. C’est une des raisons pour lesquelles j’apprécie ma petite balade du matin, après avoir déposé les enfants à l’école, sur l’allée des Cygnes à coté de chez moi: je n’y ai aucune obligation ou habitude (a part mon kit de rucking lesté sur le dos), ni d’écouter ou ne pas y écouter de la musique ou un podcast, ni de faire de la street photography, ni de faire le point sur quoi que ce soit. Je suis le flow, et c’est là que naissent mes meilleures idées.

Arrivé à Fontainebleau, en sortant de la voiture, je me retrouve nez à nez avec un groupe de retraités, bâtons de marche en main, en train de s’échauffer pour une grande randonnée dans le bois. Il fait chaud, ça sent le pollen et je croise les doigts pour que mon allergie, ou pire, mon asthme allergique, ne m’en fassent pas voir de toutes les couleurs ce matin. Et alors que les retraités finissent leur échauffement et s’enfoncent dans la forêt, je me retrouve seul sur le parking, face à la nature, dans un silence assourdissant.

Je ne suis pas franchement à l’aise dans cet environnement si calme, où je réalise rapidement que je n’ai pas de réseau. Heureusement Francesco est déjà là et me rejoint sur le parking, et nous partons explorer les environs.

Il a prévu un vrai tour des lieux, et n’a vraisemblablement pas l’intention de ménager le citadin que je suis. Je suis venu en pantalon de ville et baskets de trail, le plus proche de ce que je pouvais imaginer nécessaire pour enregistrer une interview dans une forêt. Dans mon esprit, à ce moment là, nous allons trouver un banc dans la forêt, au pire un tronc d’arbre, et nous asseoir dessus, mais Francesco me fait rentrer dans des zones où le chemin n’a pas été pas clairement tracé par de nombreux passages humains, et à mesure que nous nous enfonçons dans une zone rocheuse, je réalise que je vais devoir escalader certains rochers, et sortir un peu plus de ma zone de confort que je ne l’aurais cru en arrivant.

Francesco est à l’aise en hauteur, moi un peu moins.

Et nous allons en escalader, des rochers, jusqu’à nous retrouver sacrément en hauteur, surplombant la forêt, avec une vue imprenable sur le désert d’Apremont.

Un lieu d’enregistrement certes super cool, mais totalement inconfortable pour moi. Francesco, lui, est habitué et nettement plus à l’aise.

Je suis assis sur un rocher, mon enregistreur sur un monopode pour être plus facile à monitorer, et j’ai eu la bonne idée d’amener des micros sans fil, qui me facilitent grandement la vie par rapport à mes micros Shure habituels, à la qualité sonore incomparable, mais plus encombrants, et nettement moins confortables dans notre situation.

Ca fonctionne plutôt bien, hormis le vent qui menace à tout moment de faire tomber mon enregistreur entre les rochers, et me contraint à garder un pied sur la base du monopode pour le coincer.

La vue sur le Desert d’Apremont, depuis notre point d’enregistrement.

 
On part à l’aventure, on explore, on expérimente, et l’exploration, l’aventure, les expériences, c’est la vie. La curiosité, c’est l’ingrédient secret.
 

La conversation, vous la connaissez maintenant, elle est géniale. Si vous prêtez attention, vous entendrez la nature, les oiseaux, et tous les petits bruits qui nous entourent pendant cette matinée. Ça accompagne de façon heureuse cette vraie vision d’artiste de Francesco. Heureusement, nous n’avons vu les randonneurs que de très loin pendant cette heure et demi à enregistrer, ils ne nous aurons donc pas dérangé.

Je l ai dit plus haut, le podcast est une aventure, une série de rencontres, et une occasion de faire de beaux portraits et de voir le monde. Je suis très content d’avoir pris cette décision d’aller à la rencontre de Francesco dans son environnement, au coeur de son sujet, ça m’a permis de mieux comprendre son raisonnement, de voir en vrai son immersion totale quand il part en forêt, comme moi je vais vivre une aventure dans la ville pendant une journée.

On part à l’aventure, on explore, on expérimente, et l’exploration, l’aventure, les expériences, c’est la vie. La curiosité, c’est l’ingrédient secret.

L’enregistrement terminé, nous prenons un peu de temps pour explorer la forêt, pour discuter, pour faire quelques photos (surtout lui, car je n’ai que mon X100V et pas la moindre idée de comment faire une photo correcte en forêt, ce que je compte bien corriger à ma prochaine visite). À défaut de faire des photos de la nature, je fais quelques images de Francesco en action, et nous finissons par arriver au parking où je vais me remettre en route vers chez moi, pour retrouver ma petite famille qui m’attend patiemment.

Ce très long article pour vous dire que, parfois, dans la vie, il faut se lancer et suivre le flow. Je suis allergique au pollen et je n’étais pas à l’aise à l’idée d’aller en forêt, puis je n’étais pas à l’aise avec le silence, puis avec le chemin, puis avec la hauteur. A aucun moment je n’ai réellement su ce que je faisais, où j’allais, comment me comporter, mais c’est la beauté des choses: rien de ce qui est vraiment important n’arrive tout prêt, avec un manuel détaillé de ce qu’il faut faire. Ce qui est génial, c’est de découvrir et de vivre les choses en direct.

Allez donc découvrir comment votre voisin, votre collègue fait les choses. Vous serez peut-être aussi mal à l’aise que vous le pensiez initialement, mais vous découvrirez certainement beaucoup de choses en passant.

Lire la suite
Une image vaut mille mots Julien PASTERNAK Une image vaut mille mots Julien PASTERNAK

Weegee : “ Their First Murder " , 1941

Octobre 1941, le PM Daily publie cette photographie que Weegee a intitulée : “Their First Murder”.
Mais déjà à cette époque, le photographe quant à lui n’en est plus à son premier meurtre. Photographier le bouillonnement d’une ville au cœur de la nuit, ses fêtes, galas et autres divertissements, mais aussi et surtout les drames qui y surgissent, des accidents de voitures aux scènes de crimes en passant par les incendies, c’est là son fond de commerce, sa vie, son œuvre. C’est le regard qu’il a porté sur ces scènes qui a fait de lui un photographe unique et qui a fait de ses images une référence photographique dépassant de loin tout ce que l’on pouvait attendre du photojournalisme en ces temps, à tel point que ses photographies ont été exposées, de son vivant, au MOMA.

Weegee, en voilà un drôle de nom. Sans la photographie il n’y aurait eu qu’Arthur (Ascher) Fellig. Mais c’est parce que l’homme n’était pas commun, ni dans la trajectoire qu’il a empruntée, ni dans sa façon d’opérer, que la figure de Weegee est née. Issu d’une famille juive d’origine Ukrainienne, il a rejoint son père, rabbin, avec sa mère et ses trois frères aux Etats-Unis dans sa petite enfance. Très tôt, il a rejeté le strict judaïsme prêché par son père, et, a décidé de suivre son instinct, de donner chair à son rêve américain. Il y a deux histoires derrière le nom de Weegee celle que ses pairs rapportent, et celle plus fabuleuse que le photographe lui-même aimait raconter. Cependant l’une comme l’autre, témoignent de son histoire, sa vérité, et en quoi Arthur Fellig a embrassé son destin, l’a façonné jusqu’à devenir l’incroyable personnage qu’il était, Weegee The Famous. Il faut savoir que sa passion pour la photographie s’est révélée à lui très tôt, lorsqu’il avait été photographié au ferrotype dans la rue, il devait avoir entre 13 et 14 ans. A cette époque il avait déjà quitté l’école pour aider financièrement sa famille, et il enchaînait les petits boulots. Mais, ce portrait au ferrotype a été son déclencheur, son révélateur, Weegee était photographe, il le savait, il ira jusqu’à dire plus tard : « Je pense que j'étais ce qu'on pourrait appeler un photographe né, avec l'hypo dans le sang." (Hypo : les produits chimiques utilisés dans la chambre noire). C’est alors que le jeune Arthur achète un appareil photo et un poney sur lequel il fait poser les enfants qu’il photographie pour vendre les tirages aux parents. Il se fera aussi embaucher par différentes compagnies d’assurance ayant besoin d’images pour leurs catalogues. La première explication à son surnom vient de son parcours et en particulier de son expérience au sein de Acme News Pictures où il s’était fait remarquer par son habileté à pouvoir développer des tirages en toutes circonstances et situations (dans une rame de métro par exemple), au point que ses collaborateurs l’avaient rebaptisé Mr Squeegee. L’autre version de la naissance du nom de Weegee vient de son extraordinaire talent à se trouver exactement là où se déroulait l’action et bien souvent avant tout le monde. A tel point qu’on lui a prêté des dons médiumniques par lesquels il aurait été capable de deviner ce qui allait se passer et où. Ainsi, l’idée que l’homme était tel une planche de Ouija est née. Le photographe s’amusait à laisser croire qu’il avait de tels dons, voir même encourageait cette légende, et c’est ainsi que Ouija serait devenu Weegee.

Les embrasements de la cité résonnant dans une cloche, ses tressaillements dans des ondes radios. Voilà comment Weegee parvenait à toujours se trouver au cœur de l’action. L’homme, déterminé, débrouillard et inventif, avait conçu son propre système d’alertes lui conférant une indéniable longueur d’avance sur ses confrères. Cette réactivité a participé de façon incontestable à faire de lui le chasseur d’image le plus prolifique de sa génération. Weegee s’est créé son emploi, et avant même d’avoir da carte de presse, il s’est positionné comme photographe indépendant. A ses débuts, et pour trouver ses sujets, il avait relié les alarmes des pompiers à une cloche qu’il avait installée dans sa chambre. Il se rendait aussi dans les postes de police de New York et de Manhattan en particulier. Là, à l’affût des messages qui arrivaient sur les transcripteurs du commissariat, il ne lui restait plus qu’à choisir l’histoire qui l’intéressait plus particulièrement avant de foncer sur les scènes de crimes. Mais cela ne lui suffisait pas, il avait quand même le sentiment de ne pas arriver assez vite sur les lieux. Son tour de force a été d’acheter un Coupé Chevy 1938 dont il transforma le coffre en laboratoire photo, et, d’obtenir de la police que la radio de sa voiture soit branchée sur les mêmes ondes, lui conférant cette fois l’avantage de ne plus jamais arriver trop tard. Sa Chevy est devenu son studio, son « photomobile », avec dans le coffre tout son matériel, des pellicules aux flashs, plusieurs boîtiers, sa machine à écrire, des vêtements pour toutes circonstances et même des déguisements, de quoi se nourrir et bien sûr ses cigares !

Weegee the famous une revendication, une signature. Aujourd’hui, il est un fait acquis que les photographes possèdent des droits : « perpétuels, inaliénables, imprescriptibles, insaisissables, absolus » sur leurs créations, leurs œuvres. Et pourtant ce droit subit encore de nombreuses entorses. C’est une lutte constante que de faire reconnaître, et surtout faire valoir ces droits par nombre de supports qui choisissent d’utiliser le travail des photographes sans rémunération, ni même autorisation... Mais le droit est dorénavant du côté des photographes, ce qui n’a pas toujours été le cas. Pour avoir été spolié de ses droits durant tout le début de sa carrière Weegee a rapidement pris conscience de cette aberration, et est certainement l’un des premiers à avoir combattu pour la reconnaissance de sa propriété intellectuelle. Avant d’être indépendant, Weegee avait été mandaté par Acme News Pictures afin de constituer une photothèque destinée à la presse quotidienne, mais ses images une fois livrées ne lui appartenaient plus, elles étaient devenues la propriété d’Acme. Le photographe au caractère bien trempé, et conscient de sa valeur autant que de la valeur de son travail, n’allait pas accepter plus longtemps que ses photos soient publiées sans sa signature, sans cette reconnaissance à laquelle il aspirait et dont il savait qu’elle devait lui revenir. Ainsi, plus tard lorsqu’il commença à vendre ses photographies au World-Telegram, ce fût cette fois selon ses conditions : obtenir son crédit photo avec la publication de son image. Et pour s’assurer que plus jamais aucun journal ne s’autoriserait à ne pas le créditer, là encore, Weegee à été aussi inventif qu’astucieux en trouvant une solution aussi simple qu’efficace pour régler le problème. Il a fait réaliser un tampon sur lequel était inscrit en lettres capitales : « Crédit photo by Weegee the Famous » afin d’estampiller le dos de ses tirages de son nom. Cette signature a été déclinée en diverses versions au cours des années, parfois indiquant aussi son adresse. Une autre des idées visionnaire du photographe a été de commencer à légender lui-même ses images, et il s’est donc tout simplement doté d’une machine à écrire. Ainsi, une fois la photo prise, le photographe la développait immédiatement dans le coffre de sa voiture, la tamponnait de son crédit photo, et dans la lancée, l’insérait dans sa machine à écrire pour inscrire sans plus attendre sa légende : « Ce que je vois et ressens profondément, je le photographie, puis j'écris ce que j'ai remarqué et ressenti ». Ainsi, il photographiait essentiellement la nuit, développait et signait son travail avant que le jour ne se lève, pour, à l’aube, se rendre dans les journaux, et y vendre ses clichés marqués de son nom et de ses légendes, afin qu’ils soient publiés dès la première édition du matin.

Mettre la nuit au grand jour, faire la lumière sur l’obscurité. Tout semble plus dramatique la nuit, plus mystérieux, intense, et c’est peut-être cela qui opérait sur Weegee une telle fascination qu’il ne pouvait s’en lasser. Il aimait la nuit, ce moment où la rue devient le théâtre de scènes de crimes, de débauche et d’incidents en tous genres, où les masques tombent révélant les gens, qu’il aimait, dans toute leur humanité. Et puis la nuit, ce qui est au loin disparait, englouti dans le noir, seul ce qui est dans la lumière reste visible. L’obscurité était donc un précieux atout pour Weegee car après tout, le métier de photographe, n’est-il pas celui d’écrire avec la lumière, de dévoiler par la lumière. Et, la lumière de Weegee, puissante, précise c’était son flash-gun. A coup d’éclairs, il ne révélait que ce qu’il visait, ni plus, ni moins, limitant la scène et l’image à ce qu’il illuminait un peu moins d’une seconde. Il n’y a pas plus efficace, voir radical, pour ne montrer que ce que l’on veut montrer, éclairer son sujet comme un acteur sous un projecteur, choisir et souligner les détails qui viendront soutenir le propos de l’image, tout en faisant disparaitre dans une noirceur absolue tout ce que l’on peut estimer comme superflu. Car c’est aussi cela la puissance du flash, plonger ce qu’il y autour dans un noir plus sombre encore que la nuit elle-même, une obscurité si dense que ce qui n’est pas dans le cercle de lumière est purement et simplement éclipsé, créant ainsi une atmosphère particulièrement dramatique, où l’ombre, souvent énigmatique, devient présence. Le photographe s’attachait à représenter ce qu’il considérait comme la réalité, et pour cela il estimait qu’il fallait l’exposer nue et dépouillée. C’est en ce sens que photographier la nuit, au flash présentait pour lui les conditions idéales de prises de vues. La réalité dans les images de Weegee, c’est ce qui est dans la lumière se détachant très distinctement de l’arrière-plan, assombri. Pour autant, le noir de ses photographies n’est pas anodin, il n’est pas la fin ou la limite de l’image et du discours, sa présence est telle que l’on en vient à se demander ce qu’il s’y cache. Weegee excellait dans cette technique, et c’est en cela que ses photographies sont non seulement incroyablement efficaces, autant que parfaitement reconnaissables entre mille. Les images de Weegee c’est du noir et blanc pur et dur, brutal, donnant à ses sujets une place centrale tant ils sont éclairés, quand le reste disparaît puisqu’occulté par opposition à la lumière en un contraste extrême. On ne voit qu’eux, et quelques autres éléments, précisément choisis, qui viennent s’inscrire là comme autant d’indices d’une enquête à mener. Weegee est vif, malicieux, il saisit tout du drame de l’instant autant que l’ironie qui s’y joue parfois, et il n’hésite pas à intégrer des détails dans ces photographies comme autant de traits d’esprits. Ainsi cette photographie du corps d’un automobiliste ayant périt dans une collusion avec un pilier en feu, où il prendra soin d’intégrer dans le cadre, l’enseigne de cinéma qui se trouvait là et où était inscrit « Joy of living » (Joie de vivre)... C’est aussi en cela que s’est démarquée l’œuvre de Weegee, une vérité crue, souvent teintée d’impertinence et pourtant toujours empreinte d’une forme de tendresse. Comme s’il voyait l’ironie de la vie au-delà de la tragédie, ou peut-être son humour lui rendait la violence de tout cela plus supportable, ou encore était-ce là une forme d’acceptation de notre condition, de notre humanité ? Toujours est-il qu’à ma connaissance et dans l’histoire du photojournalisme, aucun autre photographe ne s’est aventuré à user de l’humour comme élément de lecture dans des images qui révèlent des scènes à l’issue fatale. 

New York s’incarnant en Weegee, sa ville comme une seconde peau. Weegee a tout photographié, plus exactement tout le monde, des plus modestes aux plus privilégiés, et il en a immortalisé toutes leurs facettes. Que ce soit dans le désespoir ou l’arrogance, la vanité, la futilité, ou le désir, les hommes et les femmes qu’il a photographiés forment à eux tous un véritable portrait sociologique et psychologique de New York, où personne n’aura été épargné. La relation du photographe à sa ville et ses habitants, est celle d’un couple fusionnel, où l’un en vient à se confondre avec l’autre,  Weegee est New York, et New York est Weegee. C’est une vision frontale, intime et impudique, presque charnelle, aussi tendre qu’houleuse et souvent sarcastique que le photographe pose sur sa ville. Il semble inventorier l’effervescence de ses rues comme on étudierait des manifestations de la psyché humaine, il s’amuse de ses débauches, sonde ses tribulations. Il le fait avec une acuité si troublante qu’on ne peut l’expliquer que par une incroyable sensibilité et l’on pourrait en venir à se demander si Weegee ne se retrouvait pas lui-même dans cette profusion de portraits. Ainsi, New York ville de contrastes, haut-lieu du rêve américain où rien n’est impossible, a rendu possible l’existence même du photographe. En embrassant la cité, de son macadam à ses gratte-ciels, il s’est de la même façon hissé du statut de modeste immigrant des quartiers pauvres à celui de star de la photographie, à la fois témoin et acteur, Arthur Fellig est devenu Weegee The Famous !

A la vie, à la mort, des mots qui sonnent comme un serment, comme une déclaration de Weegee à sa ville, ses habitants, la photographie. Des mots qui résument l’œuvre du photographe, dans lesquels on retrouve l’ensemble des sujets qu’il a exploré et figé à coups de flash. C’est précisément parce que la vie et la mort sont les deux faces d’une même pièce que Weegee traitait de l’une et de l’autre indistinctement, et que j’ai choisi cette photographie. Car ici, en un ingénieux choix de point de vue, la vie et la mort se trouvent réunies sur une seule face, celle d’un tirage argentique. Montrer la mort du point de vue des vivants, est tout autant précurseur qu’unique, et témoigne assez bien selon moi du regard de Weegee sur le monde, de son intelligence et son habileté à exposer la nature humaine autant que sa condition. « Their first murder » (leur premier meurtre) présente cette originalité que la photographie donne à voir une scène de crime sans cadavre. Lorsqu’elle a été publiée par le PM Daily, 9 octobre 1941, l’image était accompagnée de l’article suivant : "Des écoliers de Brooklyn voient un joueur assassiné dans la rue. Les élèves quittaient le P.S. 143, [6th Ave. & Roebling St.] dans le quartier de Williamsburg à Brooklyn, à 15h15 hier lorsque Peter Mancuso, 22 ans, décrit par la police comme un petit joueur, s'est arrêté dans une Ford 1931 à un feu rouge à un bloc de l'école. Un tireur s'est approché de la voiture, a tiré deux fois et s'est enfui à travers la foule d'enfants. Mancuso, touché à la tête et au cœur, a lutté jusqu'à la portière et s'est effondré mort sur le trottoir. Ci-dessus, certains des spectateurs. La femme âgée est la tante de Mancuso, qui vit dans le quartier, et le garçon qui tire les cheveux de la fille devant lui est son fils, qui se dépêche de s'éloigner d'elle. Voici ce qu'ils ont vu lorsqu'un prêtre, flanqué d'un médecin ambulancier et d'un détective, a prononcé les derniers sacrements de l'Église sur le corps." La photographie est en adéquation absolue avec son sujet, frontale et brutale elle nous montre une multitude de visages mêlés les uns aux autres, en une agitation palpable et chaotique. Et pourtant au cœur de ce tumulte, se dessinent deux lignes de construction particulièrement dynamiques positionnées en croix. L’intersection formée par le croisement des deux diagonales est légèrement décentrée vers la droite de l’image, accentuant l’effet de surprise et de panique de la scène, comme si le photographe n’avait lui-même pas eu le temps de bien cadrer et centrer son image, mais, ce serait là mal connaître Weegee dont l’œil et la technique sont aguerries par des années de pratique de la photographie dans des circonstances plus complexes les unes que les autres. Ainsi, la majorité des protagonistes présents se trouvent concentrés sur les deux tiers gauche du cadre, alignés sur une diagonale ascendante qui vient mettre en exergue le visage le plus saisissant d’entre tous à l’emplacement central de la croix : la petite fille au regard inquisiteur. Au-delà de la puissance formelle de la photographie dans la force et le rythme créés par sa composition et ces contrastes, c’est le point de vue abordé qui la rend magistrale. 

Montrer la tragédie, l’exhiber sans en montrer son objet, la rendre vivante et tangible, manifeste. La violence n’est plus dans les traces de sang s’échappant de blessures fatales, elle n’est plus dans la forme triste d’un corps auquel on a arraché la vie, Weegee l’a déplacée pour mieux nous la rapporter… Car après tout, que ressentons nous réellement face à l’image d’un cadavre dont nous ne connaissons pas l’identité, la dépouille d’une personne que nous ne connaissions pas ? En choisissant de photographier la foule, Weegee a trouvé le moyen de personnifier l’horreur, la douleur, et tout le panorama des émotions qui peuvent traverser des êtres confrontés à une telle scène, plus encore si la victime est un proche. Sartre disait : « l’enfer c’est les autres », certes, mais dans cette image, c’est dans les yeux des autres que Weegee nous donne un aperçu de l’enfer, celui des sentiments qui se bousculent dans les esprits comme tous ces enfants se bousculent les uns les autres. Et ces émotions que nous voyons sur leurs visages, nous pouvons les lire car nous les connaissons toutes, personnellement. Nous avons tous ressenti la douleur dans la perte d’un être proche, et face à l’injustice et la violence, n’avons-nous pas ressenti la colère, la peur, la fureur, le doute, ou l’incompréhension. Devant un évènement soudain et un attroupement n’avons-nous pas été curieux, ne sommes-nous pas tous un peu voyeurs parfois même ? Et puis de temps à autres il y a l’égo, indifférent à tout ce qui ne le concerne pas, que nous ne savons retenir, surtout face à la caméra, et qui nous fais agir de façon irrationnelle dans l’excitation du moment comme celle de se mettre en scène tout sourire devant l’objectif ? Chaque visage de cette photographie est l’une de ces émotions, vécue par eux et par nous. En déplaçant le point de vue, Weegee nous implique, nous atteint, il a personnifié l’horreur en une multiplicité d’émotions tangibles, dont nous ne pouvons-nous dérober, même face à une photographie !

Weegee - Amazon.fr

Weegee : blog consacré au photographe: https://weegeeweegeeweegee.net/

Weegee : photographies: https://www.gettyimages.fr/photos/weegee

Weegee tells how :

 
 
Lire la suite
Une image vaut mille mots Julien PASTERNAK Une image vaut mille mots Julien PASTERNAK

Diane Arbus : Lady Bartender at Home with Souvenir Dog, New Orleans, 1964

Lady Bartender at Home with Souvenir Dog, New Orleans, 1964-BIG-OK.jpg

Cette photographie de Diane Arbus : « Lady Bartender at Home with Souvenir Dog » n’est pas de celles qui sortent en premier dans les résultats de recherche sur internet. Mais il n’en demeure pas moins qu’elle est tout à fait représentative du regard particulier de la photographe dans son travail de portraitiste. Diane Arbus est célèbre pour avoir initié une autre façon de pratiquer le portrait. Il y a toujours eu quelque chose de décalé dans son travail, que ce soit dans sa signature photographique ou dans les choix de ses sujets. 

A une époque où l’Amérique toute entière affichait sa réussite, la grande majorité des images produites véhiculaient le modèle de société qui s’y était construit, richesse et abondance, intérieurs fonctionnels à souhait pour le confort de la ménagère moderne... L’esthétisme des habitations de banlieues fraichement sorties de terre, autant que celui des codes vestimentaires, et jusqu’à la musique diffusée en radio, correspondant en tous points à celui d’un modèle de société normalisé, célébrant la famille modèle d’une classe moyenne heureuse, épanouie, ayant réussi. Pour autant tous les américains ne rentraient pas dans ce moule. Artistes, marginaux, excentriques, quelles que soient les étiquettes, nombreux sont ceux dont l’existence ne s’accordait pas à ce modèle, que ce soit par manque de moyens, ou simplement par choix. Et c’est vers ceux-là que Diane Arbus a finalement choisi de diriger plus particulièrement son objectif, quelques années après avoir œuvré avec succès dans la photographie de mode et de publicité en compagnie de son mari Allan Arbus.

Diane Arbus a bâti sa carrière de photographe en sens inverse. En effet nombreux sont les photographes de mode ou de publicité qui ont fait leurs armes en commençant par capturer la rue et ses sujets, les personnes de leur entourage ou croisées dans la rue. Ajustant ce faisant leur technique et aiguisant leur regard. Diane Arbus, quant à elle, a débuté la photographie comme elle a débuté sa vie, issue d’une famille aisée, baignée dans un monde où les codes et conventions socio-esthétiques n’avaient rien en commun avec ce que pouvait vivre la grande majorité des américains ayant survécu à la grande dépression. Une éducation modèle, des études en école privée, faisant d’elle une jeune femme brillante et cultivée. Mais aussi paradoxal que cela puisse paraître c’est de cela dont elle souffrait et dont elle a cherché toute sa vie à se délivrer : « Je suis née en haut de l’échelle sociale, dans la bourgeoisie respectable, mais, depuis, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour dégringoler » disait-elle. Et sa carrière de photographe n’aura pas échappé à cette fuite en avant. C’est en épousant Allan Arbus qu’elle débuta avec lui la photographie de publicité et de mode, avec pour premier client la famille de Diane Arbus elle-même, propriétaire d’un grand magasin de luxe de la 5ème avenue. Ont suivi les plus grands magazines de mode comme le fabuleux Vogue du groupe Conde-Nast par exemple. Nourrie de l’esthétisme des magazines, et des photographes stars qui illustraient leurs pages tels que Richard Avedon, Diane Arbus ne pouvait cependant s’en satisfaire pleinement même si cela a probablement participé à construire son sens du cadrage, du travail de la lumière. Sa culture photographique ne se limitant pas aux images sophistiquées de la publicité et de la presse féminine, Diane Arbus s’inspirera aussi de photographes tels que Dorothea Lange, August Sander, Robert Frank, Brassai, Walker Evans ou encore Weegee avec son travail au flash et bien sûr Lisette Model qui sera sa professeure et amie. Ne lui restait plus qu’à trouver l’objet de sa photographie qui finira d’assoir sa signature. 

De la mode à la rue, délivrance et révélation. Alors qu’elle est d’ores et déjà reconnue dans la photo commerciale et la presse féminine, Diane Arbus se voit proposer par Alexey Brodovich, alors directeur artistique du célèbre Harper’s Bazaar, de sortir des studios et d’aller dans la rue. C’est le déclic pour la photographe, elle va y trouver une nouvelle liberté, celle de construire son univers, d’aller à la conquête d’un monde dont elle a toujours eu le sentiment qu’il lui était inconnu, ou inaccessible, et pouvoir combler ce qu’elle ressentait comme un vide la dévorant : « Une des choses dont j'ai souffert en tant qu'enfant, c'est que je n'ai jamais ressenti l'adversité. J'étais confortée dans un sentiment d'irréalité que je ne pouvais ressentir que comme une irréalité. Et le sentiment d'être immunisée était, aussi ridicule que cela puisse paraître, douloureux. C'était comme si, pendant longtemps, je n'avais pas hérité de mon propre royaume. Le monde me semblait appartenir au monde. Je pouvais apprendre des choses, mais elles ne semblaient jamais être ma propre expérience ». Lucide et sensible, Diane Arbus pouvait enfin sortir du cadre, de son enfance et de sa jeunesse dorée qu’elle avait très tôt identifié comme une cage, un mur entre elle et la vie. Elle allait pouvoir exister, commencer à prendre possession d’elle-même, ses envies, ses choix, ses inclinations et sympathies.

Comme des aimants, les opposés s’attirent. Et les sympathies de Diane Arbus sont allées immanquablement vers tous ceux qui se trouvaient au-delà des murs à l’intérieur desquels elle avait évolué, où, comme dans un musée qui ne présenterait qu’une œuvre normée et conventionnelle, son regard n’avait jamais trouvé de quoi satisfaire son besoin d’appréhender la réalité toute entière, celle de tout ce qui échappait à la norme. Une réalité qui était peut-être aussi la sienne, dans les fractures qu’elle ressentait. C’est de New York au New Jersey, et dans tous les recoins de l’Amérique que la photographe va explorer, qu’elle pourra enfin voir jusqu’à toucher l’envers du décor, autant qu’elle aura été touchée par chacun de ses modèles, passants, artistes de cabaret, de cirque, monstres étranges des fêtes foraines, marginaux, aliénés, nudistes... A ce titre, on dit souvent de Diane Arbus qu’elle était la photographe des parias, pourtant à mes yeux il y a là quelque chose de réducteur dans la lecture de son travail, qui pourrait sous-tendre qu’elle aurait cherché à se marginaliser, ou se rebeller contre son milieu, ou pire encore verser dans le sensationnel pour marquer les esprits. Et cela peut en conséquence réduire aussi les pistes d’interprétations possibles de sa quête qui je pense est bien plus subtile, profonde et voir même instinctive que tout cela. Diane Arbus n’a pas photographié que des gens extra-ordinaires. Selon moi, elle a juste photographié ceux qui n’étaient pas du monde auquel elle appartenait, ceux qui n’entraient pas dans les normes d’une certaine société ou classe sociale, je crois qu’elle est tout simplement allée à la rencontre d’autres normalités, à la recherche d’un grand tout où chacun pourrait incarner sa propre norme.

Un chignon qui ressemble à une figurine de caniche à moins que ce ne soit l’inverse. Ou peut-être un chignon comme une couronne, comme une réponse au tableau en fil de fer, représentant la carte du roi de cœur, suspendu au mur. Voilà le portrait d’une serveuse, une barmaid à son domicile. Ni monstre de foire, ni artiste, ni aliénée, juste une jeune femme d’une autre classe sociale que celle dont est originaire Diane Arbus, et dont la plus grande originalité demeure dans l’extravagance de sa coiffure, soulignée ici par la figurine décorative d’un caniche en tissu qui vient lui faire écho. Alors même que les années 60 représentent l’apogée du chignon crêpé à souhait, celui qu’arbore la jeune femme flirte manifestement avec la démesure. Ses cheveux blonds peroxydés sont maîtrisés, structurés, sculptés et portés hauts sur la tête tels une coiffe d’apparat. Et c’est alors dans l’exubérance de sa mise en scène capillaire que la jeune femme « normale » devient un personnage remarquable, hors normes, se jouant des codes établis. Son port de tête est altier, elle pose, assise dans un fauteuil aux allures de trône, tandis que la position de ses jambes va à l’encontre des attendus en termes de convenances, si elle avait été issue de la noblesse ou de la haute société. Elle se veut élégante, en témoigne sa main droite avec son petit doigt levé, et son port de tête, autant qu’elle semble sûre d’elle tant son regard est franc et direct. Tout semble se répondre et s’équilibrer dans cette photographie de Diane Arbus. De la force, comme une affirmation, dégagée par la coiffure et l’attitude de la jeune femme à laquelle vient répondre la figurine kitsch du caniche, dont la présence pourrait toutefois et à contrario suggérer une forme de douceur, de besoin d’affection. L’idée qu’elle porte sa coiffure comme une couronne est appuyée par la présence discrète derrière elle de la décoration en fil de fer représentant la carte du roi de cœur. Dans la forme de l’image aussi, nombreux sont les éléments en correspondance plastique. Les finitions en spirale du meuble métallique, sur lequel trône le caniche, renvoient aux boucles placées de part et d’autre de la coiffure. Le sol en damier, comme un plateau de jeu d’échecs où la jeune femme serait reine, est constitué de grands carreaux de granito à l’aspect tout aussi graphique et rythmé que le gilet imprimé de motifs léopard de sa tenue. 

Quand une photographie ne peut exister qu’en noir et blanc. Difficile d’imaginer cette photographie de Diane Arbus en couleur, tant elle tire sa force et son sens de ses contrastes. Les gris, bien que présents s’effaceraient presque devant la profondeur des noirs et la luminosité des blancs. Les lignes qui rythment la photographie, qui affirment sa composition sont parfaitement lisibles précisément grâce au noir et blanc employé ici. Les éléments de lecture sont distribués de part et d’autre de l’image, avec à gauche et à mi-hauteur le caniche sur le meuble et à droite sur toute la hauteur, la jeune femme. L’image est frontale bien qu’elle présente une légère plongée ainsi qu’une perspective horizontale dessinée par la ligne de la plainte partant du premier tiers gauche pour se terminer en bas à droite. Les noirs et blancs s’opposent autant que les éléments graphiques constitués de formes sphériques d’une part avec le chignon, le caniche, une coquille Saint-Jacques, les finitions du meuble en acier chromé et avec, d’autre part, des formes particulièrement anguleuses dessinées par les dalles du sol en damier, la position des bras et des jambes de la barmaid. Dans la lecture de l’image, le regard est dirigé avec force et enfermé dans un triangle formé de puissantes lignes de construction. Une première diagonale se dessine entre la figurine du caniche et le chignon de la jeune femme, puis une autre ligne descend le long de son dos jusqu’à sa bottine de cuir, enfin une troisième diagonale suit son mollet jusqu’à son genou pour ramener le regard sur le caniche. 

Une reine d’un jour telle une gravure de mode. Bien que cette photographie de Diane Arbus s’inscrive dans la lignée du travail de portrait qu’on lui connaît et qui a fait sa notoriété, elle prend malgré tout des airs de photographie de magazine. Et c’est précisément pour cette raison que je l’ai choisie, pour mieux illustrer en quoi les images de Diane Arbus se situent à la confluence de la photographie de mode et de la photographie de reportage, une image qui pourrait représenter la transition de la photographe passant des studios à la rue. Diane Arbus nous présente ici une jeune femme qui se met en scène, qui pose, au milieu du décor qu’elle a créé pour son intérieur. Pourtant il n’y a pas un élément, que ce soit dans son style vestimentaire, sa coiffure, ou dans son intérieur qui ne semble ne pas être à sa place. Comme dans une photographie de mode, tout semble organisé, composé, scénographié. Il y a une forme d’élégance et de sophistication qui se dégage de cette image, tant dans ce qu’elle présente que dans la façon dont elle est construite. Ce portrait est une belle démonstration de la photographe quant à sa maîtrise de la composition assurément graphique et de la lumière où elle associe une source naturelle à son flash. Diane Arbus a participé à la reconnaissance, si ce n’est à la création, d’un style de photographie à la croisée de la photographie commerciale et de la photographie de presse, ses images n’étant ni l’une ni l’autre, elles sont pourtant un peu de chaque. Reprenant d’une part les codes de mise en valeur des sujets propre à la mode et la publicité dans la composition ou la lumière, et appliquant cela à la photographie documentaire, il en ressort des portraits ou chaque individu revêt le costume du premier rôle d’un film qui n’est autre que celui de sa vie. Pour autant la photographe n’a jamais eu recours aux artifices de la photographie commerciale pour « mettre en beauté » les femmes et les hommes qu’elle choisissait de photographier, il n’y a jamais eu de complaisance esthétique envers ses modèles dans son travail toujours très direct et absolument frontal. Seuls son regard, son empathie et sa profonde sensibilité envers ceux qu’elle immortalisait suffisaient à retranscrire la force et la beauté qu’elle avait su saisir, comme instinctivement, à leur contact. La présence est ce qui ressort magnifiquement de l’œuvre de la photographe comme une réponse à celle qui s’est toujours questionnée sur la représentation et la juste distance ou la proximité idéale entre elle et son modèle, interrogeant et selon ses propres mots : « l'espace entre qui est quelqu'un et ce qu'il pense être ».

La distance devenue intimité, l’essence de la photographie de Diane Arbus. D’un monde à l’autre, Diane Arbus a passé sa vie à se rapprocher, par la photographie, de ceux qui étaient le plus éloignés de tout ce qu’elle avait pu appréhender et connaître depuis son enfance jusqu’à sa vie avec Allan Arbus dans la photographie commerciale et de mode. Elle n’avait jamais complètement été la jeune fille qu’elle était sensée devenir et elle avait le sentiment profond que quelque chose lui manquait, qu’une partie de la vie et d’elle-même lui échappaient. C’est une porte vers une deuxième vie qu’elle a ouverte lorsqu’elle a décidé de rompre avec sa carrière dans la mode pour se destiner à sa quête « des autres ». Décidée à se consacrer à une autre photographie, tournée cette fois vers ceux que l’on ne regarde pas, et dont elle disait : « je crois vraiment qu’il y a des choses que personne ne verrait si je ne les photographiais pas », c’est par eux qu’elle va trouver la reconnaissance de son art, et, en eux qu’elle va d’une certaine façon se reconnaître. Il existait une réelle proximité entre la photographe et ses modèles, tant physique dans ses prises de vue frontales, des portraits, qu’humaine dans les liens qu’elle créait avec eux. Une proximité telle que la ligne la séparant de l’intimité s’effaçait presque. Ils ont été à eux tous, les failles, les manques et les vides dont très tôt elle a eu le sentiment qu’elle devait les trouver, les identifier et les embrasser pour pouvoir enfin vivre dans le monde réel et peut-être trouver sa plénitude. On dit souvent que rien n’est tout blanc ou tout noir, et Diane Arbus le sentait dans ses entrailles. Elle n’a jamais su être la jeune fille modèle qu’on espérait, parfaite dans un monde parfait, et souffrait d’être privée des zones d’ombres qui font qu’un être puisse prendre toute sa dimension, autant que la vie puisse suivre son cycle fait de hauts et de bas sans linéarité aucune. Car après tout, pourrait-on imaginer une photographie entièrement blanche, sans ombres pour dessiner les reliefs du monde ? 

Diane Arbus :

http://www.artnet.fr/artistes/diane-arbus/

Lire la suite