Weegee : “ Their First Murder " , 1941

Octobre 1941, le PM Daily publie cette photographie que Weegee a intitulée : “Their First Murder”.
Mais déjà à cette époque, le photographe quant à lui n’en est plus à son premier meurtre. Photographier le bouillonnement d’une ville au cœur de la nuit, ses fêtes, galas et autres divertissements, mais aussi et surtout les drames qui y surgissent, des accidents de voitures aux scènes de crimes en passant par les incendies, c’est là son fond de commerce, sa vie, son œuvre. C’est le regard qu’il a porté sur ces scènes qui a fait de lui un photographe unique et qui a fait de ses images une référence photographique dépassant de loin tout ce que l’on pouvait attendre du photojournalisme en ces temps, à tel point que ses photographies ont été exposées, de son vivant, au MOMA.

Weegee, en voilà un drôle de nom. Sans la photographie il n’y aurait eu qu’Arthur (Ascher) Fellig. Mais c’est parce que l’homme n’était pas commun, ni dans la trajectoire qu’il a empruntée, ni dans sa façon d’opérer, que la figure de Weegee est née. Issu d’une famille juive d’origine Ukrainienne, il a rejoint son père, rabbin, avec sa mère et ses trois frères aux Etats-Unis dans sa petite enfance. Très tôt, il a rejeté le strict judaïsme prêché par son père, et, a décidé de suivre son instinct, de donner chair à son rêve américain. Il y a deux histoires derrière le nom de Weegee celle que ses pairs rapportent, et celle plus fabuleuse que le photographe lui-même aimait raconter. Cependant l’une comme l’autre, témoignent de son histoire, sa vérité, et en quoi Arthur Fellig a embrassé son destin, l’a façonné jusqu’à devenir l’incroyable personnage qu’il était, Weegee The Famous. Il faut savoir que sa passion pour la photographie s’est révélée à lui très tôt, lorsqu’il avait été photographié au ferrotype dans la rue, il devait avoir entre 13 et 14 ans. A cette époque il avait déjà quitté l’école pour aider financièrement sa famille, et il enchaînait les petits boulots. Mais, ce portrait au ferrotype a été son déclencheur, son révélateur, Weegee était photographe, il le savait, il ira jusqu’à dire plus tard : « Je pense que j'étais ce qu'on pourrait appeler un photographe né, avec l'hypo dans le sang." (Hypo : les produits chimiques utilisés dans la chambre noire). C’est alors que le jeune Arthur achète un appareil photo et un poney sur lequel il fait poser les enfants qu’il photographie pour vendre les tirages aux parents. Il se fera aussi embaucher par différentes compagnies d’assurance ayant besoin d’images pour leurs catalogues. La première explication à son surnom vient de son parcours et en particulier de son expérience au sein de Acme News Pictures où il s’était fait remarquer par son habileté à pouvoir développer des tirages en toutes circonstances et situations (dans une rame de métro par exemple), au point que ses collaborateurs l’avaient rebaptisé Mr Squeegee. L’autre version de la naissance du nom de Weegee vient de son extraordinaire talent à se trouver exactement là où se déroulait l’action et bien souvent avant tout le monde. A tel point qu’on lui a prêté des dons médiumniques par lesquels il aurait été capable de deviner ce qui allait se passer et où. Ainsi, l’idée que l’homme était tel une planche de Ouija est née. Le photographe s’amusait à laisser croire qu’il avait de tels dons, voir même encourageait cette légende, et c’est ainsi que Ouija serait devenu Weegee.

Les embrasements de la cité résonnant dans une cloche, ses tressaillements dans des ondes radios. Voilà comment Weegee parvenait à toujours se trouver au cœur de l’action. L’homme, déterminé, débrouillard et inventif, avait conçu son propre système d’alertes lui conférant une indéniable longueur d’avance sur ses confrères. Cette réactivité a participé de façon incontestable à faire de lui le chasseur d’image le plus prolifique de sa génération. Weegee s’est créé son emploi, et avant même d’avoir da carte de presse, il s’est positionné comme photographe indépendant. A ses débuts, et pour trouver ses sujets, il avait relié les alarmes des pompiers à une cloche qu’il avait installée dans sa chambre. Il se rendait aussi dans les postes de police de New York et de Manhattan en particulier. Là, à l’affût des messages qui arrivaient sur les transcripteurs du commissariat, il ne lui restait plus qu’à choisir l’histoire qui l’intéressait plus particulièrement avant de foncer sur les scènes de crimes. Mais cela ne lui suffisait pas, il avait quand même le sentiment de ne pas arriver assez vite sur les lieux. Son tour de force a été d’acheter un Coupé Chevy 1938 dont il transforma le coffre en laboratoire photo, et, d’obtenir de la police que la radio de sa voiture soit branchée sur les mêmes ondes, lui conférant cette fois l’avantage de ne plus jamais arriver trop tard. Sa Chevy est devenu son studio, son « photomobile », avec dans le coffre tout son matériel, des pellicules aux flashs, plusieurs boîtiers, sa machine à écrire, des vêtements pour toutes circonstances et même des déguisements, de quoi se nourrir et bien sûr ses cigares !

Weegee the famous une revendication, une signature. Aujourd’hui, il est un fait acquis que les photographes possèdent des droits : « perpétuels, inaliénables, imprescriptibles, insaisissables, absolus » sur leurs créations, leurs œuvres. Et pourtant ce droit subit encore de nombreuses entorses. C’est une lutte constante que de faire reconnaître, et surtout faire valoir ces droits par nombre de supports qui choisissent d’utiliser le travail des photographes sans rémunération, ni même autorisation... Mais le droit est dorénavant du côté des photographes, ce qui n’a pas toujours été le cas. Pour avoir été spolié de ses droits durant tout le début de sa carrière Weegee a rapidement pris conscience de cette aberration, et est certainement l’un des premiers à avoir combattu pour la reconnaissance de sa propriété intellectuelle. Avant d’être indépendant, Weegee avait été mandaté par Acme News Pictures afin de constituer une photothèque destinée à la presse quotidienne, mais ses images une fois livrées ne lui appartenaient plus, elles étaient devenues la propriété d’Acme. Le photographe au caractère bien trempé, et conscient de sa valeur autant que de la valeur de son travail, n’allait pas accepter plus longtemps que ses photos soient publiées sans sa signature, sans cette reconnaissance à laquelle il aspirait et dont il savait qu’elle devait lui revenir. Ainsi, plus tard lorsqu’il commença à vendre ses photographies au World-Telegram, ce fût cette fois selon ses conditions : obtenir son crédit photo avec la publication de son image. Et pour s’assurer que plus jamais aucun journal ne s’autoriserait à ne pas le créditer, là encore, Weegee à été aussi inventif qu’astucieux en trouvant une solution aussi simple qu’efficace pour régler le problème. Il a fait réaliser un tampon sur lequel était inscrit en lettres capitales : « Crédit photo by Weegee the Famous » afin d’estampiller le dos de ses tirages de son nom. Cette signature a été déclinée en diverses versions au cours des années, parfois indiquant aussi son adresse. Une autre des idées visionnaire du photographe a été de commencer à légender lui-même ses images, et il s’est donc tout simplement doté d’une machine à écrire. Ainsi, une fois la photo prise, le photographe la développait immédiatement dans le coffre de sa voiture, la tamponnait de son crédit photo, et dans la lancée, l’insérait dans sa machine à écrire pour inscrire sans plus attendre sa légende : « Ce que je vois et ressens profondément, je le photographie, puis j'écris ce que j'ai remarqué et ressenti ». Ainsi, il photographiait essentiellement la nuit, développait et signait son travail avant que le jour ne se lève, pour, à l’aube, se rendre dans les journaux, et y vendre ses clichés marqués de son nom et de ses légendes, afin qu’ils soient publiés dès la première édition du matin.

Mettre la nuit au grand jour, faire la lumière sur l’obscurité. Tout semble plus dramatique la nuit, plus mystérieux, intense, et c’est peut-être cela qui opérait sur Weegee une telle fascination qu’il ne pouvait s’en lasser. Il aimait la nuit, ce moment où la rue devient le théâtre de scènes de crimes, de débauche et d’incidents en tous genres, où les masques tombent révélant les gens, qu’il aimait, dans toute leur humanité. Et puis la nuit, ce qui est au loin disparait, englouti dans le noir, seul ce qui est dans la lumière reste visible. L’obscurité était donc un précieux atout pour Weegee car après tout, le métier de photographe, n’est-il pas celui d’écrire avec la lumière, de dévoiler par la lumière. Et, la lumière de Weegee, puissante, précise c’était son flash-gun. A coup d’éclairs, il ne révélait que ce qu’il visait, ni plus, ni moins, limitant la scène et l’image à ce qu’il illuminait un peu moins d’une seconde. Il n’y a pas plus efficace, voir radical, pour ne montrer que ce que l’on veut montrer, éclairer son sujet comme un acteur sous un projecteur, choisir et souligner les détails qui viendront soutenir le propos de l’image, tout en faisant disparaitre dans une noirceur absolue tout ce que l’on peut estimer comme superflu. Car c’est aussi cela la puissance du flash, plonger ce qu’il y autour dans un noir plus sombre encore que la nuit elle-même, une obscurité si dense que ce qui n’est pas dans le cercle de lumière est purement et simplement éclipsé, créant ainsi une atmosphère particulièrement dramatique, où l’ombre, souvent énigmatique, devient présence. Le photographe s’attachait à représenter ce qu’il considérait comme la réalité, et pour cela il estimait qu’il fallait l’exposer nue et dépouillée. C’est en ce sens que photographier la nuit, au flash présentait pour lui les conditions idéales de prises de vues. La réalité dans les images de Weegee, c’est ce qui est dans la lumière se détachant très distinctement de l’arrière-plan, assombri. Pour autant, le noir de ses photographies n’est pas anodin, il n’est pas la fin ou la limite de l’image et du discours, sa présence est telle que l’on en vient à se demander ce qu’il s’y cache. Weegee excellait dans cette technique, et c’est en cela que ses photographies sont non seulement incroyablement efficaces, autant que parfaitement reconnaissables entre mille. Les images de Weegee c’est du noir et blanc pur et dur, brutal, donnant à ses sujets une place centrale tant ils sont éclairés, quand le reste disparaît puisqu’occulté par opposition à la lumière en un contraste extrême. On ne voit qu’eux, et quelques autres éléments, précisément choisis, qui viennent s’inscrire là comme autant d’indices d’une enquête à mener. Weegee est vif, malicieux, il saisit tout du drame de l’instant autant que l’ironie qui s’y joue parfois, et il n’hésite pas à intégrer des détails dans ces photographies comme autant de traits d’esprits. Ainsi cette photographie du corps d’un automobiliste ayant périt dans une collusion avec un pilier en feu, où il prendra soin d’intégrer dans le cadre, l’enseigne de cinéma qui se trouvait là et où était inscrit « Joy of living » (Joie de vivre)... C’est aussi en cela que s’est démarquée l’œuvre de Weegee, une vérité crue, souvent teintée d’impertinence et pourtant toujours empreinte d’une forme de tendresse. Comme s’il voyait l’ironie de la vie au-delà de la tragédie, ou peut-être son humour lui rendait la violence de tout cela plus supportable, ou encore était-ce là une forme d’acceptation de notre condition, de notre humanité ? Toujours est-il qu’à ma connaissance et dans l’histoire du photojournalisme, aucun autre photographe ne s’est aventuré à user de l’humour comme élément de lecture dans des images qui révèlent des scènes à l’issue fatale. 

New York s’incarnant en Weegee, sa ville comme une seconde peau. Weegee a tout photographié, plus exactement tout le monde, des plus modestes aux plus privilégiés, et il en a immortalisé toutes leurs facettes. Que ce soit dans le désespoir ou l’arrogance, la vanité, la futilité, ou le désir, les hommes et les femmes qu’il a photographiés forment à eux tous un véritable portrait sociologique et psychologique de New York, où personne n’aura été épargné. La relation du photographe à sa ville et ses habitants, est celle d’un couple fusionnel, où l’un en vient à se confondre avec l’autre,  Weegee est New York, et New York est Weegee. C’est une vision frontale, intime et impudique, presque charnelle, aussi tendre qu’houleuse et souvent sarcastique que le photographe pose sur sa ville. Il semble inventorier l’effervescence de ses rues comme on étudierait des manifestations de la psyché humaine, il s’amuse de ses débauches, sonde ses tribulations. Il le fait avec une acuité si troublante qu’on ne peut l’expliquer que par une incroyable sensibilité et l’on pourrait en venir à se demander si Weegee ne se retrouvait pas lui-même dans cette profusion de portraits. Ainsi, New York ville de contrastes, haut-lieu du rêve américain où rien n’est impossible, a rendu possible l’existence même du photographe. En embrassant la cité, de son macadam à ses gratte-ciels, il s’est de la même façon hissé du statut de modeste immigrant des quartiers pauvres à celui de star de la photographie, à la fois témoin et acteur, Arthur Fellig est devenu Weegee The Famous !

A la vie, à la mort, des mots qui sonnent comme un serment, comme une déclaration de Weegee à sa ville, ses habitants, la photographie. Des mots qui résument l’œuvre du photographe, dans lesquels on retrouve l’ensemble des sujets qu’il a exploré et figé à coups de flash. C’est précisément parce que la vie et la mort sont les deux faces d’une même pièce que Weegee traitait de l’une et de l’autre indistinctement, et que j’ai choisi cette photographie. Car ici, en un ingénieux choix de point de vue, la vie et la mort se trouvent réunies sur une seule face, celle d’un tirage argentique. Montrer la mort du point de vue des vivants, est tout autant précurseur qu’unique, et témoigne assez bien selon moi du regard de Weegee sur le monde, de son intelligence et son habileté à exposer la nature humaine autant que sa condition. « Their first murder » (leur premier meurtre) présente cette originalité que la photographie donne à voir une scène de crime sans cadavre. Lorsqu’elle a été publiée par le PM Daily, 9 octobre 1941, l’image était accompagnée de l’article suivant : "Des écoliers de Brooklyn voient un joueur assassiné dans la rue. Les élèves quittaient le P.S. 143, [6th Ave. & Roebling St.] dans le quartier de Williamsburg à Brooklyn, à 15h15 hier lorsque Peter Mancuso, 22 ans, décrit par la police comme un petit joueur, s'est arrêté dans une Ford 1931 à un feu rouge à un bloc de l'école. Un tireur s'est approché de la voiture, a tiré deux fois et s'est enfui à travers la foule d'enfants. Mancuso, touché à la tête et au cœur, a lutté jusqu'à la portière et s'est effondré mort sur le trottoir. Ci-dessus, certains des spectateurs. La femme âgée est la tante de Mancuso, qui vit dans le quartier, et le garçon qui tire les cheveux de la fille devant lui est son fils, qui se dépêche de s'éloigner d'elle. Voici ce qu'ils ont vu lorsqu'un prêtre, flanqué d'un médecin ambulancier et d'un détective, a prononcé les derniers sacrements de l'Église sur le corps." La photographie est en adéquation absolue avec son sujet, frontale et brutale elle nous montre une multitude de visages mêlés les uns aux autres, en une agitation palpable et chaotique. Et pourtant au cœur de ce tumulte, se dessinent deux lignes de construction particulièrement dynamiques positionnées en croix. L’intersection formée par le croisement des deux diagonales est légèrement décentrée vers la droite de l’image, accentuant l’effet de surprise et de panique de la scène, comme si le photographe n’avait lui-même pas eu le temps de bien cadrer et centrer son image, mais, ce serait là mal connaître Weegee dont l’œil et la technique sont aguerries par des années de pratique de la photographie dans des circonstances plus complexes les unes que les autres. Ainsi, la majorité des protagonistes présents se trouvent concentrés sur les deux tiers gauche du cadre, alignés sur une diagonale ascendante qui vient mettre en exergue le visage le plus saisissant d’entre tous à l’emplacement central de la croix : la petite fille au regard inquisiteur. Au-delà de la puissance formelle de la photographie dans la force et le rythme créés par sa composition et ces contrastes, c’est le point de vue abordé qui la rend magistrale. 

Montrer la tragédie, l’exhiber sans en montrer son objet, la rendre vivante et tangible, manifeste. La violence n’est plus dans les traces de sang s’échappant de blessures fatales, elle n’est plus dans la forme triste d’un corps auquel on a arraché la vie, Weegee l’a déplacée pour mieux nous la rapporter… Car après tout, que ressentons nous réellement face à l’image d’un cadavre dont nous ne connaissons pas l’identité, la dépouille d’une personne que nous ne connaissions pas ? En choisissant de photographier la foule, Weegee a trouvé le moyen de personnifier l’horreur, la douleur, et tout le panorama des émotions qui peuvent traverser des êtres confrontés à une telle scène, plus encore si la victime est un proche. Sartre disait : « l’enfer c’est les autres », certes, mais dans cette image, c’est dans les yeux des autres que Weegee nous donne un aperçu de l’enfer, celui des sentiments qui se bousculent dans les esprits comme tous ces enfants se bousculent les uns les autres. Et ces émotions que nous voyons sur leurs visages, nous pouvons les lire car nous les connaissons toutes, personnellement. Nous avons tous ressenti la douleur dans la perte d’un être proche, et face à l’injustice et la violence, n’avons-nous pas ressenti la colère, la peur, la fureur, le doute, ou l’incompréhension. Devant un évènement soudain et un attroupement n’avons-nous pas été curieux, ne sommes-nous pas tous un peu voyeurs parfois même ? Et puis de temps à autres il y a l’égo, indifférent à tout ce qui ne le concerne pas, que nous ne savons retenir, surtout face à la caméra, et qui nous fais agir de façon irrationnelle dans l’excitation du moment comme celle de se mettre en scène tout sourire devant l’objectif ? Chaque visage de cette photographie est l’une de ces émotions, vécue par eux et par nous. En déplaçant le point de vue, Weegee nous implique, nous atteint, il a personnifié l’horreur en une multiplicité d’émotions tangibles, dont nous ne pouvons-nous dérober, même face à une photographie !

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Weegee : blog consacré au photographe: https://weegeeweegeeweegee.net/

Weegee : photographies: https://www.gettyimages.fr/photos/weegee

Weegee tells how :

 
 
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